Frère Martin


Article de Georges Bernanos publié en 1951
à propos de
Martin Luther (1483-1546),
un important initiateur du protestantisme.



Extraits

Georges Bernanos :


« Je me méfie de mon indignation, de ma révolte, l’indignation n’a jamais racheté personne ». « Luther et les siens ont désespéré de l’Église, et qui désespère de l’Église, c’est curieux, risque tôt ou tard de désespérer de l’homme. À ce point de vue, le protestantisme m’apparaît comme un compromis avec le désespoir. » « Les gens d’Église auraient volontiers toléré qu’il joignît sa voix à tant d’autres voix plus illustres ou plus saintes qui ne cessaient de dénoncer ces désordres. Le malheur de Martin Luther fut de prétendre réformer. » « C’est, par exemple, un fait d’expérience qu’on ne réforme rien dans l’Église par les moyens ordinaires. Qui prétend réformer l’Église par ces moyens, par les mêmes moyens qu’on réforme une société temporelle, non seulement échoue dans son entreprise, mais finit infailliblement par se trouver hors de l’Église. Je dis qu’il se trouve hors de l’Église » « avant que personne ait pris la peine de l’en exclure ». « il en devient l’ennemi presque à son insu, et s’il tente de revenir en arrière, chaque pas l’en écarte davantage, il semble que sa bonne volonté elle-même soit maudite. C’est là, je le répète, un fait d’expérience, que chacun peut vérifier s’il prend seulement la peine d’étudier la vie des hérésiarques grands ou petits. On ne réforme l’Église qu'en soufrant pour elle, on ne réforme l’Église visible qu'en soufrant pour l’Église invisible. On ne réforme les vices de l’Église qu’en prodiguant l’exemple de ses vertus les plus héroïques. Il est possible que saint François d’Assise n’ait pas été moins révolté que Luther par la débauche et la simonie des prélats. Il est même certain qu’il en a plus cruellement souffert, car sa nature était bien différente de celle du moine de Weimar. Mais il n’a pas défié l’iniquité, il n’a pas tenté de lui faire front, il s’est jeté dans la pauvreté ». « Au lieu d’essayer d’arracher à l’Église les biens mal acquis, il l’a comblée de trésors invisibles, et sous la douce main de ce mendiant le tas d’or et de luxure s’est mis à fleurir comme une haie d’avril. » « L’Église n'a pas besoin de réformateurs, mais de saints. »



Texte intégral

Georges Bernanos :


Il y a bien des mois que je désire écrire ces pages, mais depuis bien plus de mois encore, depuis bien des années, je n’écris jamais ce que je suis le plus impatient d’écrire, et c’est là sans doute une grande grâce que Dieu m’a faite, la plus grande peut-être. Lorsque le moment de me mettre au travail est venu, le temps du désir est passé, l’amour est mort, en apparence du moins, car il me semble parfois qu’il s’est seulement retiré au plus profond de mon être, au dernier recès de la conscience. Je n’aime plus mon livre quand je commence à l’écrire, mais je le veux d’une volonté invincible, et s’il m’était permis sans ridicule d’employer une telle expression à propos d’oeuvres aussi modestes que les miennes, d’une volonté tragique, d’une volonté nue, réduite à l’essentiel, ainsi qu’un paysage dévoré par le soleil. Oui, lorsque je commence d’écrire un livre, il y a déjà longtemps que j’en suis détaché, mais je l’écris précisément pour retrouver coûte que coûte la source perdue, le mouvement de l’âme dont il est né.


Dans l’heure qui précède son premier engagement, un jeune soldat désireux de bien faire s’inquiète de beaucoup de choses qu’il oublie instantanément dès qu’il a franchi le parapet. Les correspondants de guerre américains qui pour plaire au public des cinémas, et peut-être aussi ménager l’amour-propre des lâches, empruntent aux manuels élémentaires de névropathie une ahurissante psychologie du combattant, croiront sans doute que je veux dire par là qu’il ne pense à rien. Non pas ! Il pense à tout autre chose qu’à ce qu’il pensait cinq minutes plus tôt, et le dernier souci qui l’occupe est bien celui de prendre une attitude devant la mort. Il s’inquiète, par exemple, de savoir s’il remplit exactement sa consigne, craint de ne pas se maintenir dans l’alignement de sa section, ou encore se demande si, à la prochaine pause, il ouvrira sans autorisation la boîte de singe de ses vivres de réserve. Ce détachement est d’ailleurs moins héroïque qu’il ne semble : il prouve seulement que le combattant a une solide hérédité militaire, qu’il perd sous le feu le goût de s’observer lui-même, pour retrouver les humbles réflexes professionnels du bon soldat, soucieux de ne pas écoper de quatre jours.


Je n’ai pas peur d’écoper de quatre jours, mais c’est vrai qu’en commençant ce livre, j’ai presque oublié ce qui me préoccupait l’autre jour, j’ai honte de penser maintenant beaucoup moins à ce que je vais écrire qu’à la manière dont je vais l’écrire. Parler aux catholiques est toujours une entreprise dangereuse, et elle paraît telle de plus en plus à un pauvre diable comme moi qui n’appartiens ni de près ni de loin à l’Église enseignante. Oh ! ne croyez pas que j’éprouve vis-à-vis de cette dernière rien qui ressemble au sentiment d’un empirique, d’un rebouteux à l’égard des médecins à diplôme ! Ce n’est pas le diplôme qui fait le prêtre, c’est le sacrement. J’ai entendu assez de sermons dans ma vie pour imaginer très bien ce qu’un incroyant cultivé peut penser d’une telle littérature. Mais, précisément, ce n’est pas en croyant cultivé que je l’écoute. Neuf fois sur dix, j’ai des raisons de la trouver plus médiocre qu’un autre, car cela n’a même pas pour moi l’attrait de la nouveauté... Qu’importe ! Je dois mettre en garde le lecteur de bonne volonté contre certains jugements trop hâtifs. Il y a un mystère dans l’Église. Personne ne saurait, sans se contredire ridiculement soi-même, prétendre exiger d’un incrédule qu’il croie au mystère de l’Église. Mais, si nous le voyons rôder autour d’elle, n’avons-nous pas le droit de lui dire qu’il perd absolument son temps s’il s’arrête aux bagatelles, s’il y cherche rien d’autre que le Christ ?... Oui, qu’il y cherche le Christ, ou qu’il abandonne la partie. Car, s’il n’y cherche pas le Christ, le Christ seul, il sera infailliblement, malgré lui, dupe et complice de la médiocrité qui l’a scandalisé dès les premiers pas, il sera une part de cette médiocrité même, il devra se condamner avec elle...


Non, ce n’est pas le diplôme qui fait le prêtre, c’est le sacrement, c’est au nom du sacrement qu’il enseigne. L’incrédule peut douter de la réalité du sacrement, il aurait tort d’en repousser a priori l’hypothèse. Une institution qui prétend au gouvernement des âmes, à la juridiction des consciences, doit fonder son droit sur autre chose que sur la stricte capacité des membres de son corps professoral, et tout homme raisonnable se gardera de juger l’Église enseignante du même point de vue qu’un Grand Maître de l’Université ses docteurs et ses agrégés. S’il est vrai que le Christ continue de se révéler au monde à chaque moment de nos jours et de nos nuits, on ne peut évidemment supposer que cette immense infiltration du Divin puisse se faire par les méthodes en usage à l’Institut Rockfeller, et grâce auxquelles un personnel rigoureusement sélectionné initie à l’hygiène les populations tropicales. Je veux dire que la grande entreprise divine ne saurait être très compromise par la médiocrité de ses instruments. Cette médiocrité n’y est pas seulement corrigée, compensée, elle s’y trouve peut-être absorbée comme une matière inerte, introduite dans le corps vivant, devient du sang et de la lymphe, devient elle-même vivante.


À l’intérieur de l’Église, la médiocrité ne détruit peut-être que le médiocre, qui ainsi se digérerait lui-même, comme un estomac mis à vif par l’ulcère. On sait que les sucs gastriques, finalement mortels pour l’ulcéreux, n’en sont pas moins indispensables à la digestion de l’homme normal. Dans quelle mesure la médiocrité dont je parle, et qu’un observateur étranger à notre foi distingue malaisément des autres formes de médiocrité, alors qu’elle constitue, je puis l’affirmer, une espèce à part, se trouve-t-elle mystérieusement liée à la sainteté, ne serait-ce que par le défi qu’elle lui porte ? J’ai déjà cité bien des fois la phrase, pour moi inoubliable, d’un jeune dominicain tué à Verdun, le père Clérissac : « Cela n’est rien de souffrir pour l’Église, il faut avoir souffert par Elle. »


Je ne suis pas théologien, c’est pourquoi je me garderai comme de la peste de généralisations littéraires sur l’Église visible ou l’Église invisible. Je crains que ces distinctions ne soient dangereuses pour tout autre qu’un spécialiste et, d’ailleurs, il ne saurait évidemment s’agir, dans mon propos, que de l’Église visible, puisque je prétends bien ne parler que de ce que je vois. On ne saurait nier, dans l’Église, l’existence d’une certaine espèce de médiocrité à laquelle je puis me dispenser de chercher un nom, car elle en a un qui depuis deux mille ans appartient au vocabulaire universel. Il y a des pharisiens dans l’Église, le pharisaïsme continue à circuler dans les veines de ce grand corps et chaque fois que la charité s’y affaiblit, l’affection chronique aboutit à une crise aiguë. Hélas ! on voudrait que ma comparaison fut plus exacte encore, car dans le langage médical vulgaire, les mots de crise aiguë en évoquent aussitôt un autre, celui de fièvre. Mais le pharisaïsme est une suppuration sans fièvre, un abcès froid, indolore. Oh ! sans doute, l’Église est ensemble humaine et divine, elle n’est donc tout à fait étrangère à aucun des vices de l’homme, mais il y a certainement dans le pharisaïsme une malfaisance particulière qui exerce très cruellement la patience des saints, alors qu’elle ne fait le plus souvent qu’aigrir ou révolter de pauvres chrétiens dans mon genre. Je me méfie de mon indignation, de ma révolte, l’indignation n’a jamais racheté personne, mais elle a probablement perdu beaucoup d’âmes, et toutes les bacchanales simoniaques de la Rome du XVIe siècle n’auraient pas été de grand profit pour le diable si elles n’avaient réussi ce coup unique de jeter Luther dans le désespoir, et avec ce moine indomptable, les deux tiers de la douloureuse chrétienté. Luther et les siens ont désespéré de l’Église, et qui désespère de l’Église, c’est curieux, risque tôt ou tard de désespérer de l’homme. À ce point de vue, le protestantisme m’apparaît comme un compromis avec le désespoir.


Comme mon cher curé de campagne je pense souvent à Martin Luther. Dans un de ses livres, Jacques Maritain s’est donné le cruel plaisir de reproduire, à quelques pages de distance, deux portraits du chef de la Réforme. Le second nous montre un Luther vieilli, le visage endolori par une sorte de bouffissure analogue à celle de la décomposition, les traits méconnaissables et presque entièrement animalisés. Jacques Maritain est né protestant et peut-être a-t-il cru trouver dans cette horrible métamorphose un témoignage irrécusable, effroyable, d’une faillite spirituelle probablement sans exemple dans l’histoire. A quoi bon ? Que ce malheureux, égaré par la haine et pris au piège du mal dont il subit visiblement la fascination, ait fini par ressembler tragiquement à quelqu’un de ces cardinaux sodomites qu’il dénonce, je crois qu’il y a plutôt là de quoi nous faire rêver aux mystérieux desseins de la toute-puissante miséricorde sur cet homme étrange. J’aime mieux essayer de comprendre quelque chose aux épisodes d’un drame dont le vrai dénouement nous restera toujours inconnu en ce monde, et peut-être dans l’autre, qui peut savoir, en effet, où la douce pitié de Dieu cachera ceux qu’elle a volés à l’enfer, par quelque stratagème irrésistible, pour l’éternelle confusion des justes et des sages ?


Il y a un moment, j’écrivais que les scandales de la Renaissance romaine ont jeté Luther dans le désespoir. Cela n’est sans doute vrai qu’en partie. Pour un moine de son temps, cette sorte de danse macabre n’avait rien qui pût déconcerter la raison ni la conscience, et la fin attendue, inévitable, s’en trouvait inscrite en pierre sous le porche des cathédrales. Les gens d’Église auraient volontiers toléré qu’il joignît sa voix à tant d’autres voix plus illustres ou plus saintes qui ne cessaient de dénoncer ces désordres. Le malheur de Martin Luther fut de prétendre réformer. Que l’on veuille bien saisir la nuance. Je voudrais ne rien écrire dans ces pages qui ne soit directement accessible à n’importe quel homme de bonne foi, croyant ou incroyant, qu’importe ! Lorsque je parle du mystère de l’Église, je veux dire qu’il y a certaines particularités dans la vie intérieure de ce grand corps que croyants et incroyants peuvent interpréter d’une manière différente, mais qui sont des faits d’expérience. C’est, par exemple, un fait d’expérience qu’on ne réforme rien dans l’Église par les moyens ordinaires. Qui prétend réformer l’Église par ces moyens, par les mêmes moyens qu’on réforme une société temporelle, non seulement échoue dans son entreprise, mais finit infailliblement par se trouver hors de l’Église. Je dis qu’il se trouve hors de l’Église avant que personne ait pris la peine de l’en exclure, je dis qu’il s’en exclut lui-même, par une sorte de fatalité tragique. Il en renonce l’esprit, il en renonce les dogmes, il en devient l’ennemi presque à son insu, et s’il tente de revenir en arrière, chaque pas l’en écarte davantage, il semble que sa bonne volonté elle-même soit maudite. C’est là, je le répète, un fait d’expérience, que chacun peut vérifier s’il prend seulement la peine d’étudier la vie des hérésiarques grands ou petits. On ne réforme l’Église qu'en soufrant pour elle, on ne réforme l’Église visible qu'en soufrant pour l’Église invisible. On ne réforme les vices de l’Église qu’en prodiguant l’exemple de ses vertus les plus héroïques. Il est possible que saint François d’Assise n’ait pas été moins révolté que Luther par la débauche et la simonie des prélats. Il est même certain qu’il en a plus cruellement souffert, car sa nature était bien différente de celle du moine de Weimar. Mais il n’a pas défié l’iniquité, il n’a pas tenté de lui faire front, il s’est jeté dans la pauvreté, il s’y est enfoncé le plus avant qu’il a pu, avec les siens, comme dans la source de toute rémission, de toute pureté. Au lieu d’essayer d’arracher à l’Église les biens mal acquis, il l’a comblée de trésors invisibles, et sous la douce main de ce mendiant le tas d’or et de luxure s’est mis à fleurir comme une haie d’avril. Oh ! je sais bien qu’en de tels sujets, les comparaisons ne valent pas grand-chose, surtout lorsqu’elles ne sont pas exemptes d’une pointe d’humour. Me serait-il permis de dire pourtant, afin d’être mieux compris par certains lecteurs, que l’Église n’a pas besoin de critiques, mais d’artistes ?... En pleine crise de la poésie, ce qui importe n’est pas de dénoncer les mauvais poètes, ou même de les pendre, c’est d’écrire de beaux vers, de rouvrir les sources sacrées.


L’Église n'a pas besoin de réformateurs, mais de saints. Martin Luther était le réformateur né. Il y a des réformateurs dont le destin tragique nous paraît explicable, Lamennais par exemple. On comprend très bien que cette corde exagérément tendue se soit brisée sur une note trop haute. Un ancien familier de Pie XI m’a rapporté que ce pape avait une sorte de dévotion à la mémoire du pauvre Féli. Sans doute n’aurait-il pas montré la même compassion pour Luther, car ce pape et ce moine inflexibles se ressemblent par trop de points pour avoir jamais été capables de se prendre l’un l’autre en pitié. Oh ! ce n’est pas que Lamennais ne me paraisse mériter rien d’autre qu’une compassion un peu dédaigneuse. S’il n’eût dépendu que de ce petit breton infirme, avec sa logique poignante, à la fois implacable et tendre, son éloquence naïve et sublime, parfois un peu niaise, et qui fait penser à un beau devoir d’écolier mais écrit avec tout le sang d’un coeur d’homme, l’immense désastre de l’Église avec le monde ouvrier aurait probablementpu être évité. Quand cet homme maigre, noir et voûté, dévoré par la maladie, jetait de son banc à la Chambre, de sa voix caverneuse d’agonisant, le cri prophétique: « Malheur aux pauvres ! », il annonçait aussi bien Staline, Hitler, Mussolini ou Franco, que les hommes des monopoles et des trusts, il montrait les grands charniers ouverts. Non ! ce n’était certes pas là un homme sans moyens et sans défense, il était seulement né trop nerveux, trop sensible, avec une vanité de femme ou de poète, il était fait pour le désespoir comme un beau vase pour le liquide qui doit le remplir, il s’est rempli de désespoir jusqu’au bord. Mais lui, Luther, Martin Luther, il était plutôt fait pour la joie, la rude joie du travail ouvrier, du travail quotidien, du fardeau mis sur l’épaule, ou déchargé d’un coup de reins. Oui, c’était un homme qui n’avait rien d’un beau vase, mais plutôt un pichet de paysan, un de ces pichets de grossière faïence, couleur de miel, dans lesquels on va tirer au tonneau n’importe quoi, du cidre, de la bière, de l’eau-de-vie. Eh bien, cet homme fort n’a pas tenu plus longtemps que l’autre, il s’est affolé lui aussi, on l’a vu prendre le mors aux dents, à la manière d’un cheval de labour qui a mis son gros pied dans un nid de guêpes, il est parti en ruant gauchement des quatre sabots, ventre à terre, et lorsqu’il s’est arrêté, non pas fatigué, certes, mais pour voir où il était, reprendre son souffle, flairer ses plaies, la vieille Église était déjà bien loin derrière lui, à une distance immense, incalculable, séparée de lui par toute une éternité, ô rage, ô stupeur, ô déchirante infortune !...


Si le censeur ou le réformateur de l’Église ne trouvait jamais devant lui que ceux dont il dénonce les erreurs ou les crimes, il ne courrait plus grand risque... Les censurés savent ordinairement ce qu’ils valent, leur conscience se trouve secrètement d’accord avec le censeur. La pratique du mal, en effet, n’abolit pas toujours la conscience, il arrive bien souvent qu’elle en exaspère la sensibilité, comme le tissu vivant dénudé par l’acide. C’est la volonté du Bien que le Mal ruine peu à peu en nous, mais il se garde de détruire avec elle la nostalgie de ce bien dont nous ne sommes plus capables, il l’entretient au contraire, il la cultive, car elle est déjà le principe du désespoir, de ce désespoir seul capable de consommer notre perte, en nous arrachant à Dieu. Tous ces papes, ces moines, ces cardinaux de la Renaissance affrontaient trop ouvertement le jugement des hommes pour ne pas garder, dans un repli de leurs indomptables âmes, la crainte du jugement de Dieu. Ils savaient bien d’ailleurs que ce carnaval de népotisme, de luxure et de simonie n’aurait qu’un temps, que l’Église va d’épreuve en épreuve, et qu’à la crise de cynisme succéderait tôt ou tard celle d’un moralisme hypocrite, comme le froid succède au chaud. En provoquant la colère de ceux que sainte Catherine de Sienne appelait pourtant des démons incarnés, Luther risquait peut-être sa vie, non pas son âme. Mais il soulevait, contre sa personne, du même coup, toutes les médiocrités éparses, toute la médiocrité s’est mise à fermenter du même coup, à bouillir et siffler comme le vin nouveau dans la cuve.


Oh ! sans doute, on m’accusera de tenter ici la réhabilitation de Luther. Que m’importe ! Ce n’est pas pour les pharisiens, c’est contre eux que je parle, je me soucie de leur colère comme un poisson d’une pomme. J’ai toujours cru, sans prétendre forcer personne à le croire avec moi, que les grands hérésiarques qui ont ravagé l’Église auraient pu aussi bien en devenir la gloire, qu’ils avaient été choisis, séparés, marqués pour un destin extraordinaire, une merveilleuse aventure. Je suis donc logiquement forcé de croire aussi qu’ils avaient reçu des grâces sans prix, qu’ils les ont dissipées, qu’ils ont jeté au vent, perdu en vaines disputes, des richesses spirituelles immenses, incalculables, qui eussent peut-être suffi à rassasier pendant des siècles l’innocente chrétienté... On est parfaitement libre d’imaginer que si ce petit juif nommé Saül n’avait pas roulé un soir, dans la poussière de la route de Damas, son visage ruisselant de honte, de remords, d’amour et de larmes, il aurait fini sa vie dans quelque obscure synagogue de village. Mais, on est libre également de rêver qu’il eût été l’hérésiarque des hérésiarques, plus redoutable à lui seul que Nestorius, Arius et Luther tout ensemble, car il était comme le feu même, qui réchauffe ou dévore, purifie ou détruit. Certes, l’épreuve qui a perdu le moine d’Erfurth aurait pu elle aussi le sauver, elle était sa perte ou sa gloire. Et lorsqu’on lit certaines pages de sa correspondance, mais quel catholique a jamais lu la correspondance de Luther ? un bon élève des RR. PP. jésuites croirait sûrement s’y régaler de gaudrioles adressées à Catherine de Bor par ce défroqué libidineux, on croit comprendre qu’il n’ignorait rien du dilemme fatal qui dominait sa vie et que plus d’une fois, hélas ! au moins au temps de sa jeunesse, il a été tenté d’obéir à la douce voix qui parlait à son coeur, le pressait amoureusement de rester humble et docile dans l’accomplissement de sa tâche, comme une petite pierre dans la main du Très-Haut, ramassée hier, rejetée demain. Que disait cette voix ? Mon Dieu, il est peut-être trop hardi de se le demander, n’importe !


« Mon fils Martin, murmurait-elle sans doute dans le silence de l’âme, j’ai mis en toi cette amertume, prends garde ! C’est avec moi, par moi, en moi que tu souffres du misérable état de mon Église, ne va pas te prévaloir de cette souffrance devant moi. D’autres, qui m’aiment mille fois plus que tu n’es encore capable de m’aimer, ne l’éprouvent pas au même degré, ou l’éprouvent à peine. Ce qui révolte ta conscience leur apparaît seulement comme un rêve, un mauvais rêve, dont ils se détournent quand ils veulent, parce qu’ils vivent dans un autre monde. Mais toi, j’ai marqué fortement ta place dans celui-ci, je t’ai fait d’une matière solide et pesante, un homme charnel. Je te jetterai contre d’autres hommes aussi charnels que toi, faits de la même matière, afin qu’ils sentent la force de tes coups, car c’est par toi que, si tu m’es fidèle, j’ai résolu de briser leur orgueil et de venger mon peuple, dont ils mettent les âmes à l’encan. Ne t’y trompe cependant pas, frère Martin : cette tâche n’est ni la plus grande ni la plus haute, elle est à ta mesure, voilà tout. Je t’ai donné la santé, la force, une éloquence populaire et un génie de la controverse presque égal à celui de mon fils Augustin. Ce ne sont pas là, sache-le bien, les armes préférées de nos saints, elles te serviront seulement à déblayer, arracher, déraciner les souches pourries. Oh ! mon fils Martin ! ce que je t’ai donné n’est rien auprès de ce que je te réserve si tu ne t’échappes pas de mes mains ! Pense à mon apôtre Paul, que tu aimes tant. C’était, lui aussi,un homme charnel, violent, téméraire et raisonneur. Comme il m’a fallu déraidir et assouplir son âme : souviens-toi de ce que j’ai dit de lui, dans un songe, à cet Ananie, de Damas. Le pauvre Ananie ne se montrait pas très pressé d’aller trouver Saül, c’était un peu pour lui comme se jeter dans la gueule du loup : « Seigneur, je sais quels maux il a fait subir à vos saints, et maintenant il a reçu des princes des prêtres le pouvoir d’enchaîner tous ceux qui invoquent votre nom... » J’ai répondu alors : « Va, car il est un instrument que je me suis choisi, je lui montrerai combien il lui faudra souffrir pour moi, quanta oporteat eum pro nomine meo pati... » Pro nomine meo pati... Lorsque vous lisez cela aujourd’hui, vous ne pensez naturellement qu’au bienheureux martyre de Paul, offrant sa tête au bourreau. Frère Martin, crois bien qu’il l’a donnée de bon coeur, non seulement pour accomplir ma volonté, mais parce qu’il avait beaucoup souffert, qu’il était bien las de vivre et de souffrir. Il ya des hommes, frère Martin, auxquels j’ai accordé de souffrir bien sagement, bien tranquillement, sans se débattre, comme entre les mains du barbier. Mais celui-là, il était fait pour regimber sous l’aiguillon, durum est tibi contra stimulum calcitrare. Il n’y a pas d’aiguillon dont il n’ait éprouvé la pointe, sans excepter celui de la chair, et lorsque je lui ai enfin permis de mourir, il n’avait même plus la force de regimber, il était pareil à un de ces vieux loups solitaires, percés de coups, baignés dans leur sang, qui à chaque nouvelle insulte de l’épieu ne peuvent plus que tourner lentement vers le fer un regard déjà vitreux, mais inflexible. Oh ! après tant de siècles, vous vous faites, vous autres, de cette époque lointaine, une idée bien singulière!... Dès le commencement, mon Église a été ce qu'elle est encore, ce qu'elle sera jusqu'au dernier jour, le scandale des esprits forts, la déception des esprits faibles, l'épreuve et la consolation des âmes intérieures, qui n'y cherchent que moi. Oui, frère Martin, qui m’y cherche m’y trouve, mais il faut m’y trouver, et j’y suis mieux caché qu’on le pense, ou que certains de mes prêtres prétendent vous le faire croire, plus difficile encore à découvrir que dans la petite étable de Bethléem, pour ceux qui ne vont pas humblement vers moi, derrière les Mages et les Bergers. Car c’est vrai qu’on m’a construit des palais, avec des galeries et des péristyles sans nombre, magnifiquement éclairés jour et nuit, peuplés de gardes et de sentinelles, mais pour me trouver là, comme sur la vieille route de Judée ensevelie sous la neige, le plus malin n’a encore qu’à me demander ce qui lui est seulement nécessaire : une étoile et un coeur pur. Au temps de saint Paul, frère Martin, ni plus ni moins qu’aujourd’hui, tu aurais vu dans ma jeune Église des choses à te faire baisser ta grosse tête et rouler tes épaules, ainsi qu’un taureau tourmenté par les mouches. Pense donc ! Après quinze siècles, on voit partout des gens qui se flattent de valoir mieux que les autres, parce qu’ils m’appartiennent, on dirait que je les ai choisis pour leurs belles figures ou leurs belles âmes. Pauvres enfants ! Ils portent fièrement leur foi parmi les incrédules, en bombant le torse, ils ont l’air de croire qu’elle se donne au mérite, à l’ancienneté, ou pour quelque action d’éclat, comme la Légion d’honneur. Eh bien, si ces gens-là sont très fiers d’occuper une place de choix à l’église, il n’est pas difficile d’imaginer l’orgueil de certains juifs baptisés qui m’avaient vu de leurs yeux, ou cru me voir, sur mes routes de Galilée, qui pouvaient se dire de mon peuple, de ma parenté. Ne crois pas qu’ils aient fait bon accueil à saint Paul lorsqu’il a commencé de prêcher qu’un Gentil baptisé, un goy, n’eût-il jamais mis les pieds à Jérusalem, n’eût-il jamais quitté son pays d’idolâtrie, m’appartenait ni plus ni moins étroitement qu’un circoncis... »




Auteur : Georges Bernanos

Revue : Esprit, n° 183, octobre 1951

Article : Frère Martin